La spiritualité aux racines de la laïcité
Cet article est une fiche de lecture de l’ouvrage Une théologie laïque de Vincent Peillon (publié aux éditions Puf en 2021), agrémentée de quelques remarques et graphiques sur l’emploi des termes laïcité, religion, spiritualité et spiritisme.
Vincent Peillon est philosophe et homme politique. Il a notamment été ministre de l’Education nationale de mai 2012 à mars 2014 (sous le gouvernement de Jean-Marc Ayrault), période au cours de laquelle il a, entre autres, été à l’initiative de la charte de la laïcité à l’école.
Dans cet ouvrage relativement court (une centaine de pages) mais dense, Vincent Peillon se propose de montrer en quoi la laïcité envisagée par ses bâtisseurs républicains a bel et bien des fondements notamment philosophiques et religieux. Une religion à entendre essentiellement dans le sens d’une religion naturelle, accessible à tous, caractérisée par le respect de principes moraux communs à tous les humains et indépendante de toute révélation divine. Donc à mille lieux de ce que nous pouvons encore de nos jours avoir à l’esprit à l’évocation du terme de religion, en tant qu’institution dogmatique[1], et pour certains rétrograde, qu’il faudrait même combattre à des fins d’émancipation au nom de la laïcité.
L’auteur s’y prend en deux temps. Le premier est consacré aux définitions et à l’acclimatation des expressions « foi laïque », « religion laïque », « morale laïque », « Dieu laïque ». Le second temps traite des spécificités de la théologie laïque, en la comparant à la théologie chrétienne.
La matière première de sa démonstration est la pensée de Jean Jaurès. Cela étant, il convoque également d’autres personnages ayant influencé cette figure majeure du socialisme (soit que Jaurès ait adhéré et prolongé leurs idées, soit qu’il les ait combattus) : Jean Izoulet, Pierre Leroux, Camille Pelletan, Ferdinand Buisson, Charles Renouvier.
1 – Morale, religion, Dieu laïques
Vincent Peillon souligne notamment l’influence chez les républicains du spiritualisme. Selon lui, Jaurès fait indéniablement partie des spiritualistes. Il relève que ce dernier « ne conçoit pas « une société sans religion, c’est-à-dire sans des croyances communes qui relient toutes les âmes en les rattachant à l’infini d’où elles procèdent et où elles vont » (page 19). La religion et Dieu ont toujours été essentiels aux yeux de Jaurès. Mais pas la religion catholique. En tant que socialiste spiritualiste, acteur important de la loi de 1905, fervent partisan de la séparation des Eglises et de l’Etat, ce qui l’intéresse est de laïciser la religion. Car, même pour fonder l’esprit civique, il y a un besoin de liens qui passe par une transcendance nous dit Vincent Peillon. Cela peut apparaître de nos jours comme une contradiction si la laïcité est conçue comme un combat contre les religions, et en particulier contre l’islam[2]. Or, l’auteur fait remarquer à ce propos qu’« [o]n peut être pleinement laïque et pourtant accorder à la religion, à la foi et à Dieu toutes leurs places au cœur de l’existence de chaque homme comme au cœur de toute société » (page 23).
En conséquence, la « morale laïque » n’est pas une morale anti-religieuse. L’auteur cite à ce propos Ferdinand Buisson : « Notre école laïque est l’école sans le prêtre, elle n’est pas l’école sans Dieu. Au contraire, elle fait chercher Dieu au fond de l’âme de chacun. Le culte du devoir est déjà le culte de Dieu et, suivant le mot de Marion, tous nos devoirs sont des devoirs envers Dieu » (page 24). Jaurès lui-même était d’ailleurs partisan de l’enseignement du fait religieux et de l’histoire des religions à l’école nous rappelle Vincent Peillon. Par ailleurs, la neutralité que ce type de « morale laïque » suppose nécessite certes une neutralité confessionnelle, pas une neutralité morale, politique ou philosophique. Cela étant, il n’en reste pas moins que la « morale laïque » est une morale. Elle repose donc logiquement sur un certain nombre de croyances à inculquer aux enfants. Vincent Peillon note que « cette philosophie est d’abord un refus du dualisme entre matière et esprit. […] La laïcité […] repose donc, selon Jaurès, sur une doctrine métaphysique ». Elle nécessite que « l’enfant acquiert un « sentiment concret et précise de l’idéal » ». Cela pousse Vincent Peillon à dire que « Jaurès fait de la laïcité un « acte de foi » ». De ce fait, le religieux se trouve en son centre. Le religieux en tant qu’aspiration « vers l’idéal, le beau, le bien, le vrai, la justice ». Selon Buisson nous dit l’auteur, « la religion est autre chose qu’un credo, qu’une Eglise, qu’une autorité, qu’un catéchisme. C’est « une poésie », un besoin d’aimer, d’espérer, de connaître l’inconnu. » Et c’est la conscience qui le porte « comme force religieuse antérieur et supérieure à toutes les religions ». De ce fait, selon Vincent Peillon, « [l]a morale laïque suppose une foi laïque, elle est une religion laïque qui, pour couronner la vie morale, requiert l’idée de Dieu », à l’opposé de l’athéisme et du laïcisme considérés par Jean Izoulet comme l’ennemi de la démocratie pour le premier et « un principe de mort et de désordre » pour le second ». Dieu en tant qu’ordre et unité dans l’univers et un tant que loi et gouvernement de cet univers.
Ceci suppose d’organiser la société de manière religieuse, autrement dit d’envisager paradoxalement une « démocratie religieuse » afin de garantir à chacun les libertés de conscience et de culte garanties par la loi.
Morale, religion et foi laïques constituent ainsi la base d’une théologie laïque en tant que « discours rationnel sur Dieu, qui n’est pas tenu par des clercs mais qui l’est par des laïcs, c’est-à-dire par tous. » Ceci est essentiel pour Vincent Peillon car cela fonde « la possibilité d’une religion démocratique, universelle et moderne ». Une religion qualifiée de nouvelle et non la restauration du christianisme.
2 – La théologie laïque : sans religion, pas de société
Pour l’auteur, la théologie laïque se résume dans cette phrase de Saint Paul, mentionné à plusieurs reprises dans le livre : « In Deo vivimus, movemur et sumus », qui peut se traduire par « En Dieu nous vivons, nous agissons, et nous sommes ».
Cette théologie a des caractéristiques distinctes de la théologie chrétienne. C’est une théologie sans théocratie, s’appuyant sur la doctrine humanitaire de Pierre Leroux et sa conception de Jésus-Christ. Elle se développe sur la base d’une connaissance de Dieu à l’aide de la raison (théodicée). Une raison admettant le mystère, ne constituant pas un nouveau dogme, critique, dont tout un chacun dispose à condition d’avoir été éduqué.
Nous synthétisons ci-après les différences évoquées par Jean Jaurès, telles que restituées par Vincent Peillon.
Théologie laïque | Théologie chrétienne (*) | |
Nature de la théologie | Rationnelle | Irrationnelle |
Rapport science/religion ou matière/esprit | Union / monisme | Scission |
Nature de Jésus-Christ | Humaine et divine, idéal d’humanité en chacun | Divine |
Fils de l’homme | Fils de Dieu | |
Nature de Dieu | Tout, infini et fini, ciel et terre | Idole, dominateur, infini, ciel |
Position de Dieu/au monde | Dans le monde | En dehors du monde |
Rapport à la nature | L’humanité en fait partie | Rupture/Abolition de la nature |
Humanité | Capable d’infini | |
Doctrine politique | Socialisme | Christianisme |
Nature de la doctrine politique | Religieuse, rationnelle | Oppressante, « irréligieuse », aliénant les hommes |
Amour des autres | S’exerce directement | Passe par Dieu |
Amour de Dieu | Indistinct de l’amour de soi | Distinct de l’amour de soi |
(*) Il va de soi que cette manière de caractériser la théologie chrétienne – à savoir le catholicisme de la fin du XIXè siècle -serait fortement contestée par les théologiens chrétiens contemporains.
Aussi, selon Vincent Peillon, comme le christianisme est considéré par Jean Jaurès comme un régime oppressant, « irréligieux », abrutissant et aliénant les hommes, le leader politique de la fin du XIXème et du début XXème siècle estime que le christianisme doit nécessairement être dépassé en faisant émerger un régime social « religieux », à même que les hommes puissent « penser à l’infini » et de « sentir la vie, c’est-à-dire Dieu ». Un régime qui « « […] mêlera la religion à la vie même, et si j’ose dire, aux fibres de l’humanité ». » En ce sens le socialisme doit être perçu nous dit l’auteur comme « l’expression la plus accomplie de [la] religion éternelle ». L’accent est ici mis sur le fait que le socialisme n’est pas une nouvelle religion, mais constituerait davantage un retour à la source originelle de l’humanité. C’est pourquoi, nous dit l’auteur, cette théologique laïque est également une théologie mystique.
3 – Remarques sur l’emploi des termes laïcité, religion, spiritualité et spiritisme
La conception de la laïcité évoquée par V. Peillon dans le cadre de son exposé sur les sources de la « théologie laïque » fait écho à la conception de la laïcité présente chez certains auteurs contemporains, à l’instar d’Abdennour Bidar : respectueuse de la laïcité tel qu’elle a été ancrée dans le droit français en tant que principe constitutionnel, ouverte à la dimension spirituelle (Jean Jaurès parlerait certainement ici de dimension « religieuse ») porteuse de sens, tant d’un point de vue individuel (for interne) que sociétal (for externe, engagement citoyen). Au début du XXème siècle, Jaurès aurait certainement dit « Sans religion, pas de société ». Nous, au XXIème siècle, nous pourrions dire « Sans spiritualité, pas de société ». Autrement dit, si la spiritualité n’est pas au cœur de la démocratie, il n’y a pas de démocratie.
Il semble important de mentionner que la conception de la laïcité qu’avaient à l’esprit les fondateurs de la laïcité n’excluait pas la dimension spirituelle des citoyens, bien au contraire. Cela nous fait d’ailleurs penser à l’expression de « laïcité intérieure » évoquée par l’historien Claude Nicolet et reprise récemment par Abdennour Bidar justement. A l’époque, ce n’est pas le terme de « spiritualité » qui était alors usité mais celui de « religion » pour libérer les esprits des citoyens du joug de la religion imposée par le catholicisme et accéder à la notion d’infini. L’une des raisons tiendrait peut-être à ce que l’utilisation du terme « spiritualité » incitait à se situer dans le domaine du « spiritisme » en vogue à l’époque ? Cette hypothèse nous semble plausible. Voici à ce propos l’analyse de la mention des termes « spiritualité » et « spiritisme » dans les livres recensés à ce jour par le moteur de recherche Google :
Source : Google Livres Ngram viewer utilisé le 12 mars 2022, entrées : spiritualité (en rouge), spiritisme (en bleu)
Ce graphique témoigne du fait que le terme « spiritisme » était davantage utilisé (en tout cas dans les ouvrages) que celui de « spiritualité » entre 1884 et 1910. Parler de « spiritualité » n’était sans doute pas audible pour évoquer l’une des dimensions essentielles de tout être humain. Les temps ont changé, et ce n’est plus le cas aujourd’hui. Cela étant, un point que nous estimons intriguant tient à la mention de Vincent Peillon des limites à la théologie rationnelle de Jaurès, limites évoquées en termes de « sens de l’inconnu et du mystère ». Car Jean Jaurès, n’opposant pas science et religion, mentionne notamment dans un article dénommé « Dieu » datant de 1891, un certain nombre de faits constatés et observés par la science, à savoir « « Tous les phénomènes d’extase, de possession, de perception à distance, de pressentiments lointains… » ». De notre point de vue, cela pose la question du rapport de Jean Jaurès aux sciences dites occultes et au spiritisme, en vogue à l’époque. Nous pensons notamment à des auteurs comme Camille Flammarion ou Léon Denis, que Jean Jaurès ne pouvait sans doute pas ignorer.
Par ailleurs, mentionnons au passage que le terme « laïcité » était peu usité entre 1884 et 1910.
Source : Google Livres Ngram viewer utilisé le 12 mars 2022, entrées : spiritualité, spiritisme, laïcité
La lecture de ce travail de Vincent Peillon serait à compléter d’autres lectures moins récentes, et notamment :
- Peillon V., Jean Jaurès et la religion du socialisme, éditions Grasset, 2000 ;
- Peillon V., Pierre Leroux et le socialisme républicain, éditions Le bord de l’eau, 2003 ;
- Peillon V., Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, éditions du Seuil, 2010
Par ailleurs, mentionnons l’interview de V. Peillon à propos de cet ouvrage sur France inter en 2021, disponible en vidéo à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=LKQuMfU6aLM
Cette réflexion de Vincent Peillon devrait également être confrontée au livre d’Eric Vinson : Jaurès le prophète, Mystique et politique d’un combattant républicain, avec Sophie Viguier-Vinson publié chez Albin Michel en 2014.
Merci à Marcel LEPETIT, membre de Démocratie & Spiritualité, qui a relu ce travail et formulé des propositions d’améliorations.
Image d’illustration : Jean Jaurès en 1911. Source de l’image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Jaur%C3%A8s#/media/Fichier:Jean_Jaur%C3%A8s_%C3%A0_Montevideo_en_Uruguay_(1911).jpg
[1] Le Larousse définit le terme « religion » comme 1. Ensemble déterminé de croyances et dogmes définissant le rapport à l’homme avec le sacré 2. Ensemble de pratiques et de rites spécifiques propres à chacune de ces croyances. Source :
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/religion/67904#:~:text=%EE%A0%AC%20religion&text=1.,l’homme%20avec%20le%20sacr%C3%A9.&text=2.,%C3%A0%20chacune%20de%20ces%20croyances, consulté le 12 mars 2022 à 11h49
[2] Voir notamment à ce propos cet article de Farhad Khosrokhavar, sociologue franco-iranien, ex-directeur d’études à l’EHESS : https://orientxxi.info/magazine/la-dangereuse-religion-de-la-laicite,4261