Laïcité et jeunesse : entendre les propositions et faire œuvre de pédagogie
Chaque année, la Fédération des Centres Sociaux et socioculturels de France (FCSF) organise le Réseau Jeunes. Un moment démocratique où, durant plus de trois jours d’informations, d’échanges et de débats, un processus d’animation amène des jeunes, sur leur temps de vacances, à réaliser des propositions d’actions sur un thème particulier. Organisé du 19 au 23 octobre à Poitiers et regroupant 130 jeunes de 14 à 23 ans, issus pour beaucoup de quartiers prioritaires, mais aussi de milieux ruraux, aux croyances diverses, et encadrés par une trentaine d’animateurs, le Réseau Jeunes 2020 a eu pour thème les religions et la laïcité, avec un titre éloquent : « 1000 croyances, 1 réseau : Oh my God ! ».
Animé par l’association Une boîte sans projet (https://www.boite-sans-projet.org/), cet évènement a retenu notre intérêt car la presse en a récemment parlé pour faire état des tensions manifestes entre les jeunes participants et Sarah El Haïry. La secrétaire d’Etat chargée de la Jeunesse et de l’Engagement auprès du ministre de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, était invitée à participer à la matinée du 22 octobre, lendemain de l’hommage national rendu à Samuel Paty, afin de prendre connaissance des propositions d’actions formulées et d’en débattre.
Le document synthétisant ces propositions (disponible sur cette page) rappelle l’attachement des jeunes participants à la République et ses valeurs, dénonce les discriminations vécues ou dont ils sont témoin, et en particulier d’ordre religieux. Il déplore également le manque d’espaces pour parler des religions, débattre à leur propos et mieux les connaître.
Issus d’échanges autour de la laïcité et des religions sans que cela ne pose de problème, les propositions formulées concernent pour l’essentiel trois domaines : l’école, l’Etat et les médias.
Pour l’école : des cours et des moments d’échanges sur les religions ainsi que des signes religieux visibles
A l’école, les jeunes souhaitent tout d’abord des cours sur les religions, animés par des adultes formés et concernés par ces sujets. Ensuite, des temps de rencontres, d’échanges et de débats autour de sujets de société, dont les religions, sont également souhaités, en dehors des cours traditionnels. Enfin, pouvoir porter des signes religieux à partir du lycée fait partie de leurs demandes.
Remarques et questions sur les propositions concernant l’école :
- Mon épouse est professeur de philosophie. Ses élèves lui demandent également de pouvoir parler des religions et de mieux les connaître. Qu’en est-il de la connaissance de ce type de demande au niveau national ?
- L’Institut européen en sciences des religions plaide en faveur du renforcement de l’enseignement du fait religieux à l’école, devant nécessairement aller au-delà d’un « catéchisme républicain » (voir ici l’interview récente de Philippe Gaudin, directeur de cet institut)
- Les animateurs ont-ils expliqué aux jeunes que, durant les heures de cours, un enseignement sur les faits religieux est possible, mais pas des cours de théologie religieuse ? Font-ils correctement la différence entre les deux ?
- Comment les temps de rencontres, d’échanges et de débats autour de sujets de société, dont les religions, peuvent-ils être conçus en dehors des heures de cours ? Quelles sont les expériences conduites à ce jour en la matière ?
- La proposition de pouvoir porter des signes religieux à partir du lycée est intéressante et pose question. Les adultes ont-ils rappelé aux jeunes les raisons ayant amené au vote de la loi du 15 mars 2004, et mentionné l’argument principal de la protection contre les pressions pouvant résulter des manifestations ostensibles d’appartenances religieuses ? Ont-ils rappelé que la loi du 15 mars 2004 interdit le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse (voile, grande croix, kippa notamment) ? Ont-ils également rappelé que la loi ne remet pas en cause le droit des élèves de porter des signes religieux discrets, comme le rappelle une circulaire publiée en mai 2004 ?
- Paradoxalement, la loi actuelle permet de répondre en partie à ces jeunes, alors même que le contexte actuel rend leur proposition inaudible, du fait de la cristallisation des tensions autour du voile islamique, de la tendance marquée à considérer, comme le rappelle Philippe Gaudin, qu’ « une bonne religion est une religion confinée à la sphère privée, voire morte » et de la conception de l’école comme un « « sanctuaire » à l’écart du monde et de sa diversité » (voir l’interview mentionnée ci-avant).
Pour l’Etat : une police et des élus neutres
Passant très vite sur les associations en mentionnant davantage de soutien financier, les jeunes souhaitent, pour l’Etat 1/davantage de formation de la police pour ne plus être contrôlé au faciès et pour subir moins de discriminations 2/que les élus ne fassent pas part d’opinions personnelles quand ils parlent des religions en tant que représentants de la République 3/que les fonctionnaires de la police soient toujours dans la neutralité.
Remarques et questions sur les propositions concernant l’Etat :
- Les adultes accompagnant les jeunes ont-ils rappelé le cadre de la loi pour les élus ? Que les élus territoriaux et nationaux ne sont pas soumis, en tant que tels, à l’obligation de neutralité découlant du principe de laïcité ? Il est notamment demandé aux maires une stricte neutralité lorsqu’ils exercent les fonctions d’officier d’Etat civil et d’officier de police judiciaire. En dehors des fonctions de représentation de l’autorité publique, ils n’y sont pas soumis.
- Les fonctionnaires doivent toujours être dans la neutralité, et en l’occurrence ceux travaillant dans la police. Elle s’impose à eux de part leur statut. D’où l’importance de bien comprendre les conséquences de la laïcité sur leur posture professionnelle. Dans les faits, il n’est pas rare que des convictions personnelles soient prises pour des règles de droit (voir à titre d’exemple l’excellent rapport sur la laïcité dans la justice).
Pour les médias: une demande d’authenticité et de non stigmatisation
Les jeunes réunis demandent que les médias leur donnent directement la parole quand les sujets les concernent directement, et jouent véritablement un rôle d’information et non pas de jugement et de stigmatisation, avec davantage de vérifications des faits, voire des sanctions en cas de non respect des règles.
Remarques et questions sur les propositions concernant les médias :
- C’est la République qui est laïque, pas la France, ni les Français. La République est également médiatique… ce qui amène, sur le sujet de la laïcité, à brouiller les pistes et les messages clairs. La laïcité du point de vue du droit se perd souvent dans et/ou se trouve masquée par les nombreuses représentations que les acteurs sociaux en ont. La laïcité peut alors se révéler antireligieuse, gallicane, séparatiste, ouverte, identitaire…
- Bien souvent, ce qui semble faire partie du domaine de la laïcité relève d’autres sujets, et peu de médias sont capables de faire ces différences pourtant cruciales : liberté religieuse dans le cadre du travail, discriminations, ordre public, liberté d’expression, mixité hommes/femmes, problématique éducative, loi de 2010 sur l’interdiction de masquer le visage dans l’espace public, …
Être formé pour former à la laïcité : l’une des clefs pour « forger des esprits libres et ouverts au monde »
C’est pourquoi il est crucial d’être formé pour former à la laïcité. Le discours porté ne doit souffrir d’aucune imprécision et avoir pour colonne vertébrale le droit. Cela ne signifie aucunement pour l’animateur formateur tout savoir et tout maîtriser (ce qui semble difficile sur la laïcité, avec pour preuve que des juristes sont exclusivement spécialisés sur cette question !), mais le cadre général de la loi doit être maîtrisé et toute question posée ne doit pas être laissée en suspens, quitte à y répondre plus tard.
L’attitude d’écoute et la vigilance doivent également être irréprochables, en partant systématiquement des représentations des jeunes et de ce qu’ils vivent. C’est ce à quoi nous nous employons dans le cadre de la coanimation de formations dans le cadre du plan national « Valeurs de la République et laïcité » mais également en tant que citoyen. C’est très certainement ce à quoi les adultes animant le Réseau Jeunes 2020 ont porté attention. Comme le rappellent Tarik Touahria, président de la FCSF, et France Béatrice Fuster-Kleiss, présidente de la fédération des centres sociaux de la Vienne, dans un droit de réponse à un article du journal La Croix relatant le Réseau Jeunes 2020 : « La communauté des adultes du Pays a une responsabilité envers sa jeunesse : le cadre républicain ne peut être protégé que si cette communauté des adultes sait écouter, reconnaître chaque enfant de la République. Le chemin est complexe et exigeant. »
Quelles seront les suites données à cet évènement, marqué par la venue de la secrétaire d’Etat à la Jeunesse et à l’Engagement auprès du ministre de l’Education nationale et de la Jeunesse ? D’autant plus que la rencontre ne s’est manifestement pas bien passée. Nous savons d’ores et déjà que la qualité du processus d’animation sera questionnée par la mission d’inspection diligentée par la secrétaire d’Etat après sa venue. Mais au-delà de cette inspection, comment les jeunes ont-ils vécu ce moment et quelles réponses est-il prévu d’apporter aux propositions qu’ils ont formulées ?
Quoi qu’il en soit, il ne s’agirait pas de perdre de vue l’enjeu fondamental pour la jeunesse, s’exprimant à travers les actions des associations œuvrant dans le champ de l’éducation populaire comme dans l’Education nationale : « forger des esprits libres et ouverts au monde », comme l’a notamment rappelé Robert Badinter dans l’hommage qu’il a rendu à Samuel Paty.