La laïcité n’est pas synonyme de neutralité au travail
« On est une association laïque, donc on se doit d’être neutre », « on est financé par l’Etat donc on est neutre », « on respecte le code du travail donc il n’y a pas de signe religieux » font partie des phrases souvent prononcées par des acteurs du secteur associatif depuis que je me consacre à des études et des formations sur les questions de laïcité, religion et spiritualité.
Face à ces affirmations, une mise au point sur le principe de laïcité et ses conséquences au travail s’impose.
Rappel éclair sur la laïcité
Voici une définition de la laïcité claire et concise, proposée par Philippe Gaudin, directeur de l’institut européen en sciences des religions : la laïcité est « la protection et l’encadrement de la liberté de conscience et de culte dans le cadre de la loi d’un Etat non confessionnel ».
Ainsi, en France pour ce qui nous concerne, l’Etat garantit aux citoyens de penser et de croire ce qu’ils veulent et de l’exprimer dans les limites fixées par l’ordre public. Cela passe notamment par le fait de pouvoir exercer le culte de leur choix si leurs convictions les y amènent.
Le principe de laïcité a notamment pour conséquence la neutralité de l’Etat, séparé des organisations religieuses, aconfessionnel (avant 1905, le régime dit du Concordat s’appliquait, impliquant notamment le salariat, par l’Etat, des ministres du culte). Une neutralité en tant que condition nécessaire pour assurer une égalité de traitement entre citoyens, indifféremment de leurs croyances. En pratique, cela se traduit par une neutralité des bâtiments et une neutralité des agents publics (au sens large : de l’Etat, des collectivités territoriales, des services publics), tant du point de vue vestimentaire (pas de signes convictionnels) que dans les propos (pas d’expression verbale des convictions).
La neutralité découlant du principe de laïcité s’arrête aux frontières de l’Etat
Comme l’expriment très clairement Guy Carcassonne et Marc Guillaume dans un ouvrage de référence sur la Constitution française, « C’est la République qui est laïque, pas la France ni les Français ».
Si le principe de laïcité a pour conséquence la neutralité de l’Etat (voir à ce propos cette circulaire ministérielle qui rappelle le cadre général, il n’en va pas de même pour les institutions non étatiques, et notamment les structures associatives. Le fait qu’elles puissent être d’intérêt général, d’utilité publique, financées par l’Etat et/ou les collectivités territoriales, de « tradition laïque », n’y change rien. Leur statut juridique est un statut d’ordre privé (comme celui des organisations religieuses d’ailleurs). Seule exception à cette règle : si une délégation de service public (DSP) est accordée à une structure privée, comme c’est le cas notamment pour des associations dans le secteur sanitaire et social.
Ce n’est donc pas parce que la République est laïque que la laïcité a pour conséquence la neutralité de tous les salariés, du public comme du privé. Les salariés du secteur public et du secteur privé ayant une DSP sont soumis à une stricte neutralité. Les salariés du secteur privé sans DSP ne le sont pas.
Cela étant, il est possible, sous certaines conditions, de restreindre la manifestation des convictions, notamment religieuses, des salariés du secteur privé. Pour ce faire, il est nécessaire que le règlement intérieur de la structure le prévoit (article L 1321-2-1 du code du travail).
Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, rappelle cela très bien dans une courte vidéo réalisée durant le confinement (vidéo n°7 – idées fausses sur la laïcité : « La laïcité s’applique à toute entreprise privée et impose la neutralité »).
La connaissance de la nature juridique de la structure (publique, privée, avec ou sans DSP) se révèle donc capitale pour apprécier les conséquences – ou non – de l’application du principe de laïcité. Ces nuances sont primordiales pour les directions et managers d’institutions où les convictions et croyances des usagers comme des salariés peuvent constituer un sujet d’intérêt et de préoccupations. Si des questions se posent, disposer d’une connaissance juste, conforme à ce qu’énonce le droit à ce jour, pourra se révéler précieux.
Des directions dans le flou
Nombre de directrices/eurs d’établissements privés associatifs estiment, à tort, que la laïcité implique au sein de leurs structures la neutralité des salariés au travail. Le constat que nous faisons aujourd’hui témoigne d’une connaissance parfois fragile de ces règles de droit par des directions de structures et de l’application concrète de leur part d’une règle managériale coutumière se traduisant, au nom de la laïcité, par l’absence de manifestations vestimentaires ou de propos d’ordre religieux. La coutume intervient donc souvent là où le règlement intérieur pourrait prévoir une restriction de l’expression des convictions, mais pas en vertu de la laïcité.
Des contextes juridiques différents pour une même mission
Il reste qu’il existe des structures pouvant être de nature juridique différente alors qu’elles exercent les mêmes missions. C’est notamment le cas des maisons de retraite, où la dimension religieuse/spirituelle peut être prégnante pour les résidents mais aussi pour les personnels. SI la structure est de statut public, les agents sont soumis strictement à la neutralité ; si la structure est privée, les agents n’y sont a priori pas soumis. Pourtant, le travail est le même : la mission est de prendre soin du mieux possible des résidents dans leur dernière période de vie, et en particulier tenir compte de leur dimension spirituelle (sinon, à quoi bon évoquer la nécessité d’une prise en charge globale ?). Répondre à certaines questions peut alors ne pas être évident (« Est-ce que je vais aller au paradis ce soir ? », « Pouvez-vous prier avec moi ? », « Pensez-vous qu’il y a une vie après la mort ? ») et vient questionner à la fois la neutralité de la posture professionnelle ainsi que la capacité des personnels à y apporter des réponses convenables.