Valeurs de la République, laïcité et « radicalisation » : quels liens ?
Je me suis engagé en 2017 dans le plan national « Valeurs de la République et laïcité ». Dans ce cadre, je coanime régulièrement depuis 2018 des sessions de formation et participe aux différentes réunions organisées dans le cadre de la déclinaison régionale de ce plan. L’adaptation à venir du programme de formation avec l’intégration d’une séquence d’information sur la politique publique de prévention de la radicalisation a été annoncée lors de la dernière réunion régionale des formateurs en mars 2019. Cette perspective n’a pas enchanté les formateurs, loin de là. Mais pourquoi donc ?
La laïcité au cœur du plan « Valeurs de la République et laïcité »
Comme le précise l’avant-propos du kit pédagogique de formation remis à chaque formateur, l’objectif du plan « Valeurs de la République et laïcité » est « d’aider à adresser à tous, et tout particulièrement aux jeunes, un discours clair et sans équivoque sur ce qu’est la laïcité et ce qu’elle n’est pas, et sur le lien fort entre ce principe et les valeurs de la République » [1] Pour ce faire, un scénario pédagogique en onze séquences a été élaboré et les formateurs, intervenant en binôme sur une durée de deux jours, se doivent de le respecter, au risque de perturber la progression pédagogique : après une matinée consacrée aux représentations de la laïcité ainsi qu’aux éléments historiques et juridiques indispensables, des exercices pratiques sont proposées aux stagiaires afin d’identifier les éléments incontournables de la loi, de construire des argumentaires pertinents autour de situations professionnelles et de travailler la posture et la communication à même de sécuriser les pratiques et d’envisager des relations apaisées avec les publics rencontrés. Suivant le profil des participants, une spécialisation selon les publics est envisagée l’après-midi de la deuxième journée : laïcité et usages des espaces publics, laïcité et relation socio-éducative, laïcité : accueil et relation avec les publics.
La progression pédagogique de ce plan a manifestement été bien pensée. Cohérente et pertinente, elle est aujourd’hui connue et assimilée par les formateurs de la région, à en juger par le niveau de satisfaction des stagiaires et le niveau de compétence des formateurs. [2]
L’introduction d’une séquence d’information dans un scénario pédagogique bien huilé
La perspective d’introduire une séquence d’une heure et quinze minutes d’information sur la politique publique de prévention de la radicalisation en début d’après-midi de la deuxième journée a été plutôt fraîchement accueillie. Les formateurs sont ici invités à adopter une posture d’information. Ils devront transmettre aux participants des éléments sur ce qu’est la prévention de la radicalisation, la réponse publique en la matière, la posture professionnelle, communiquer l’offre de formation sur cette thématique ainsi que des sites-ressources.
Au-delà du fait que la durée de cette séquence limitera l’occasion de débats autour de ce sujet, elle pourrait surtout rompre l’équilibre de la progression pédagogique envisagée initialement et même, si elle n’est pas bien amenée, être contre-productive par rapport à l’objectif principal qui est de développer un discours clair et sans équivoque sur la laïcité.
Informer sur la prévention de la radicalisation est tout sauf évident
Introduire et porter une séquence d’information sur la prévention de la radicalisation nécessite en effet de notre point de vue un certain nombre de préalables pour les formateurs qui auront à le faire, et en particulier :
- connaître l’étymologie et l’histoire récente du terme « radicalisation », associée récemment au courant fondamentaliste de l’islam ;
- avoir conscience de l’abus généralisé de langage, renforcé médiatiquement, lorsque le terme « radicalisation » est utilisé pour qualifier aujourd’hui quasi-systématiquement la radicalisation violente dans l’islam, soit le terrorisme islamiste, avec pour effet négatif l’idée que les musulmans sont une population potentiellement « radicalisable » ;
- considérer que le phénomène de la radicalisation n’est pas l’apanage de mouvements religieux islamistes. Nous pensons en particulier aux attentats d’Oslo et d’Utøya en Norvège en 2011 ou, plus récemment, cette année, à l’attentat contre deux mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande ;
- prêter attention à ce que le phénomène de radicalisation peut aussi parfois s’exprimer à travers le rejet frontal de toute forme de religion, voire de la dimension spirituelle de tout être humain ;
- dès le début d’une formation, indiquer qu’une séquence d’information sur la politique de prévention de la radicalisation sera envisagée, ceci afin d’éviter que cette thématique arrive brutalement et sans lien avec la formation telle qu’elle a initialement été conçue, et par là essayer de se prémunir contre ce qui pourrait être perçu comme l’intrusion d’une logique sécuritaire dans une logique éducative.
Un formateur ne peut se contenter d’être un informateur
Certains de ces préalables ont été évoqués lors de la réunion régionale des formateurs. Ils ne suffisent sans doute pas. Car introduire une telle séquence n’est pas neutre. Elle pourrait même se révéler délicate pour des animateurs non formés spécifiquement sur cette thématique… En effet, se faire le relais de la politique publique de prévention de la radicalisation nécessite d’être en capacité de pouvoir répondre aux questions que les participants à la formation pourraient éventuellement poser, comme c’est le cas pour les autres séquences de la formation. Même si le formateur ne peut avoir réponse à tout, il est néanmoins attendu de lui un minimum de savoir et de savoir-faire sur les sujets traités. C’est pourquoi un apprentissage permettant d’aborder les concepts-clés de l’islam, les différents mouvements islamistes et filières terroristes en France et dans le monde, le phénomène d’emprise mentale, semble ici plus que nécessaire. C’est notamment ce que l’on peut trouver dans un certain nombre de formations courtes telles que celles du SG-CIPDR [3] du ministère de l’Intérieur, de l’ICP [4], de l’IESR-EPHE [5] que nous avons suivies en 2018 et 2019.
Même si le phénomène de radicalisation violente dans l’islam peut paraître marginal à l’échelle nationale, avoir été formé sur cette thématique permet(trait) le cas échéant de lever un certain nombre de réticences et de percevoir qu’il existe une menace idéologique sur le territoire français qui n’est pas à négliger.
La laïcité a à voir avec la radicalisation religieuse, et notamment le djihadisme
Le djihadisme est le mouvement guerrier associé à l’islamisme. Il est fondé sur une idéologie politico-sociale à caractère total se traduisant en pratique par un activisme à la fois politique, missionnaire, violent et terroriste. La laïcité est quant à elle un cadre d’organisation de la République – assurant notamment notre liberté, dont la liberté spirituelle et religieuse de chacun, et protégeant cette liberté. Ce n’est en aucun cas une religion de la République.
Le djihadisme amène à considérer la laïcité comme un synonyme de mécréance qu’il s’agit de combattre. Ce combat est une obligation récompensée au-delà de la mort, selon une version réinventée de l’islam. De ce fait, elle a à voir avec la laïcité.
La laïcité contre les religions : une laïcité mal comprise
La laïcité peut par ailleurs être perçue comme une doctrine s’opposant aux religions, et en particulier à l’islam. C’est en tout cas ce que de nombreux participants aux formations dispensées dans le cadre du plan national « Valeurs de la République et laïcité » expriment. Cette mécompréhension justifie l’effort constant de pédagogie à mener dans le cadre des formations dispensées. Or, intégrer au sein de ces formations une séquence d’information sur la politique publique de prévention de la radicalisation pourrait avoir pour effet de renforcer ce type de préjugé et d’amalgame. Être formateur d’un plan national visant à clarifier ce qu’est la laïcité nécessite donc d’être vigilant à cet égard… et suffisamment formé pour relayer du mieux possible les messages essentiels que la puissance publique demande à diffuser en matière de prévention de la radicalisation, dans une optique fondamentale de paix.
[1] kit pédagogique de formation valeurs de la république et laïcité, page 6, troisième édition, décembre 2017.
[2] le niveau des satisfaction des stagiaires est de 96 %, dont 61 % estimant la formation tout à fait utile, et 35 % assez utile. 73 % des stagiaires estiment que les formateurs sont très compétents, 25 % assez compétents. selon le bilan de la mise en œuvre du plan valeurs de la république et laïcité au 1er janvier 2019, présenté lors de la réunion régionale des formateurs en mars 2019.
[3] secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, https://www.cipdr.gouv.fr/prevenir-la-radicalisation/former/
[4] institut catholique de paris
[5] institut européen en sciences des religions de l’école pratique des hautes études, notamment http://www.iesr.ephe.sorbonne.fr/formations/cours-du-soir/cycle-10-jihadisme-politiques-contre-radicalisation
Bonjour,
Adresser « un discours clair et sans équivoque sur ce qu’est la laïcité » est à mon avis forcément ultrasimplificateur, voire mensonger : cette notion est complexe et ses évolutions récentes dans la loi et la jurisprudence françaises y contribuent. De nombreux auteurs universitaires relèvent des contradictions importantes entre la loi de 1905 et celle de 2004 et perçoivent, arguments expérimentaux à l’appui, cette dernière comme promouvant « une doctrine s’opposant aux religions, et en particulier à l’islam » – les sujets suivant vos formations ne sont donc pas les seuls à concevoir cela comme ça. En effet cette dernière loi, mettant en avant une égalité [d’apparence vestimentaire] entre les sexes, relègue ainsi à un plan inférieur l’égalité entre les religions – qui est pourtant au cœur de la conception initiale de laïcité de l aloi 1905 – et, de facto, la tolérance envers les religions non catholiques, affectant par là les valeurs de solidarité et de fraternité. Il me semble logique qu’une laïcité ainsi promue puisse contribuer aux phénomènes de radicalisation islamique car la littérature scientifique montre également que discrimination et radicalisation forment des cercles vicieux. Voici quelques références pour approfondir ces points :
Roebroeck, É., Guimond, S., 2016. Pour une psychologie sociale de la laïcité : Identification et mesure de deux conceptions distinctes de la laïcité. Année Psychol. Vol. 116, 489–518.
Massignon, B., 2000. Laïcité et gestion de la diversité religieuse à l’école publique en France. Soc. Compass 47, 353–366.
Hagège, H., & El Ourmi, M. (2018). De la prévention primaire des radicalisations violentes à l’éducation à la santé pour la responsabilité. Trayectorias Humanas Trascontinentales, 4.
Lemaire, E., 2016. La laïcité « répressive » : l’exemple du traitement de l’affaire Baby Loup au parlement, in: Gireaudeau, G., Guerin-Bargues, C., Haupais, N. (Eds.), Le fait religieux dans la construction de l’Etat. A. Pedone, pp. 131–135.
Hennette Vauchez, S., 2016. Séparation, garantie, neutralité… les multiples grammaires de la laïcité. Nouv. Cah. Cons. Const. 53, 1–7.
Kanga-Mebenga, F.N., 2014. Béatrice Mabilon-Bonfils, Geneviève Zoia, La laïcité au risque de l’Autre. Lectures.
Bien cordialement… et bon courage pour « votre » formation ! (qui part de bonnes intentions, certes, mais attention, vous savez ce qu’on dit sur le pavement qui mène à l’enfer…)
Bonjour,
Merci pour vos réactions.
Il me semble qu’énoncer clairement ce qu’est la laïcité est important et tout à fait faisable dans le cadre des formations mentionnées.
Certes, les propos rapportés sur le fait que la laïcité est perçue comme s’opposant aux religions peuvent être aussi bien tenus par des étudiants ou professionnels en formation et par des universitaires. Mais pas pour les mêmes raisons. Concernant les étudiants ou professionnels en formation, il est clair que c’est en raison d’une ignorance de ce qu’est la laïcité ou de préjugés et d’amalgames qu’il s’agit de déconstruire. Les universitaires vont eux pointer les incohérences structurelles d’un régime législatif que certaines considèrent comme relativement souple pour s’adapter aux évolutions sociétales.
Même si elles ne constituent pas le cœur des formations mentionnées, les contradictions entre la loi de 1905 et la loi de 2004 peuvent être importantes à considérer. La jurisprudence la plus récente et les débats universitaires également, et tout formateur devrait être au fait de ces questions, notamment si des réponses précises sont à apporter aux professionnels ou étudiants en formation.
J’ai conscience que certains universitaires considèrent la loi de mars 2004 comme contraire à la loi de 1905. La loi de 2004 fait de l’espace scolaire public (et pas de l’espace scolaire privé) une exception, confirmant la règle générale d’une laïcité à concevoir en premier lieu comme synonyme de liberté et non de contrainte, à l’opposé d’une laïcité perçue comme une religion civile, à combattre. Vu ainsi, il me semble que, d’un point de vue général (pas uniquement à travers le prisme de la loi de 2004), la laïcité ne peut porter en elle-même une intolérance envers les religions non catholiques, bien au contraire.
Au-delà des aspects strictement vestimentaires à la base de la loi de 2004 et en particulier le port du voile islamique cristallisant de nombreuses tensions dans notre République médiatique, je pense que l’école devrait notamment être l’occasion pour les élèves d’apprendre à débattre, ce qui suppose la possibilité de faire place à toutes les convictions, de quelque nature qu’elles soient, et notamment les convictions d’ordre religieux. En pratique, tout dépendra des professeurs qu’il y a devant les élèves (en particulier ceux chargés de l’éducation morale et civique, donc des professeurs d’histoire et de philosophie pour la plupart), de leur conception de la laïcité et de leur capacité à animer des débats sur des sujets sensibles…
Je ne suis par ailleurs pas sûr de vous suivre quand vous dites que la loi de 2004 « relègue […] à un plan inférieur l’égalité entre les religions » et favoriserait par-là le phénomène de radicalisation islamiste. Certes la loi de 2004 est une exception contraignant les usagers d’un service public à la neutralité vestimentaire. Elle empêche les élèves de se définir religieusement par des signes ostensibles dans les écoles, collèges et lycées publics, mais elle ne les empêche pas de se définir religieusement et de parler de religion ou de spiritualité.
Je termine ce commentaire en vous disant que le module sur la « radicalisation » a été testé début juillet. Je pourrai y revenir au cours d’un prochain article.
Bonne fin de vacances à vous, et bonne reprise du travail.